Monday, September 10, 2012

TUNISIE - LETTRE A UN DIPLOMATE EUROPEEN

Sujet : développements sociopolitiques en Tunisie ; menaces sur les droits des femmes, l’intégration des minorités dans le processus politique postrévolutionnaire ; inobservance administrative des Conventions internationales sur les Droits de l’Homme.



 Honorable Monsieur *,

 J’ai eu occasion de prendre connaissance d’une note d’agence de presse, qui reporte une déclaration en date 10 août 2012 du ministre tunisien de l'investissement et de la coopération internationale, Riadh Bettaïeb, selon laquelle la Tunisie négocie un crédit de plus de 1 milliard de dollars US auprès de la Banque mondiale, la Banque africaine pour le développement et l'Union européenne. Comme dans une précédente communication personnelle, dont je Vous remercie pour l’attention reçue, j’aimerais Vous exposer une réflexion maturée par mon long séjour en Tunisie, en tant qu’Européen de nationalité italienne avec une formation artistique et humaniste, et par mes attentives observations de la vie sociale, politique et culturelle du pays.

 Tout en exprimant ma félicitation pour l’effort de coopération employé par l’UE vers un pays dans une phase délicate de transition politique suite à la sortie d’une forme de dictature assez soufferte par le peuple et aussi par une certaine classe d’intellectuels, effort qui s’est concrétisé par une première allocation financière de 240 millions d’Euro, je dois au même temps faire la nécessaire considération de certains phénomènes qui ne peuvent que susciter de l’inquiétude.

 Le phénomène de l’islamisation forcée de la société est amplement reporté par les medias locaux et internationaux et par des nombreux observateurs des Droits de l’Homme, phénomène qui s’amplifie sous l’impulsion des décisions adoptées par le gouvernement pro-islamiste d’Ennahdha, qui a des relations fort ambigües avec des mouvances extrémistes intérieures (exemple : les partis salafistes, du courant rigoriste de l’islam plus conservateur et opposé à la reforme et au dialogue religieux) et extérieures (exemple : le parti palestinien Hamas et la réception médiatisée en propagande de ses leaders et de leurs agendas violentes). Les droits des minorités religieuses (dans les potentialités de la pluralité et son expansion) sont menacés ou complètement négligés, mais plus forte encore est la menace portée contre les acquis de la femme, dans un ample éventail juridique, ainsi que le blocage définitif des avancements dans la sphère de leurs droits quant à la parité avec l’homme, selon le standard constitutionnel fixé en 2002 avec une reforme approuvée par référendum populaire.

 Sans entrer dans les détails de ces aspects, qui mériteraient des amples considérations juridiques, politiques et historiques, dans la complexité des facteurs qu’ils comportent, je me limite à des observations directes pour une prise de conscience critique quant au langage médiatique adopté par les responsables du gouvernement actuel à partir du Président de la République Tunisienne, Moncef Marzouki, fonction qui est encore hautement représentative, malgré soit-elle limitée dans ses prérogatives de pouvoir exécutif. Malheureusement, le décalage entre le dire et le faire s’est montré évident pendant sa visite officielle en France, lorsque M. Marzouki a bien tenu à affirmer devant le sénat français que « la Tunisie n'est pas tombée dans l'escarcelle des islamistes, mais dans celle de la démocratie », et pourtant le même jour le gouvernement tunisien a officiellement légalisé le parti islamiste Et-Tahrir, jusque là interdit pour extrémisme, qui prône notamment la chariaa islamique et s’oppose au débat démocratique.

 Dans le domaine de libertés individuelles, la société est sous le coup d’une vague de violences alarmante. Selon un rapport officiel du ministère tunisien des Affaires Religieuses, plus de 20% des lieux de culte musulman est sous le contrôle de groupes extrémistes, où la mise en acte d’actions violentes visant l’islamisation forcée de la société et l’application de la chari’a y est prêchée sous le principe du jihad. On a vu une démonstration de force dans les attaques du 11 et 12 juin de l’année en cours contre commissariats, administrations et lieux d’exposition artistique perpétrés par la mouvance islamiste radicale. La tension est forte à l’intérieur de la célèbre mosquée et séminaire universitaire de la Zitouna à Tunis, conflit entre imams ou prêcheurs, qui n’a pas de précédent dans l’histoire de la Tunisie moderne. Malgré l’augmentation impressionnante des femmes en niqab, le voile intégral soutenu par l’extrémisme islamique à l’intérieur même des universités tunisiennes, les mœurs se dégradent avec la prostitution discrète dans les hôtels par un réseau qui utilise les toujours plus nombreux centres de massage et de mise en forme. Le gouvernement ferme les yeux sur ces réalités, et adopte une position de façade, en particuliers des ordonnances de l’époque de Ben Ali à caractère discriminatoire sur le plan de la nationalité ou de la race, en empêchant un homme étranger de se déplacer en voiture privé avec une femme tunisienne, qui est accusée ainsi systématiquement de prostitution par les agents de police au contrôle. Tandis qu’en réalité la prostitution est florissante dans les établissements et le réseau touristique, à cause principalement de la marginalisation sociale dans les grands centres urbains par l’émigration depuis les régions pauvres de l’intérieur, le gouvernement tunisien continue à empêcher par les biais des dispositions administratives obsolètes et discriminatoires les actes de mariages mixtes, portant atteinte aux droits et aux libertés des femmes. Cette « schizophrénie sociale » n’est pas sans danger et elle est associée à une politique électoraliste irresponsable qui a porté à l’injuste éloignement du gouverneur de la Banque Centrale tunisienne Mustapha Kamel Nabli et à la démission du ministre indépendant des Finances Houcine Dimassi, qui dénonce la plupart des membres du gouvernement, selon ses paroles, de faire "exploser les dépenses de l'Etat". L’ancien Premier ministre Naji Caïd Essebsi de sa part considère qu’un deuxième soulèvement populaire serait « inévitable ».

Ce n’est pas nécessaire ici d’illustrer l’extension des positions contradictoires de la Tunisie, dont Vous êtes certainement bien renseigné, mais de proposer avec responsabilité devant les partenaires économiques majeurs, telle la Banque Mondiale, une ligne plus sévère et plus critique de la part de l’UE, par rapport à celui qui ressemble de plus en plus à un sabotage opéré systématiquement contre l’esprit de coopération euro-méditerranéenne, selon les engagements contenus dans les accords de Barcelone de 1995. Egalement, selon ceux contenus dans la Constitution actuelle de la Tunisie (considérée à tort « suspendue » par l’actuel gouvernement) dans l’article 5, 2ème alinéa, qui contemple la « globalité et universalité » des Droits de l’Homme avec la Déclaration Universelle et la Charte onusienne de 1948.

Nous ne pouvons pas soulever la question de la Convention pour l’Elimination des Discriminations envers les Femmes (CEDEF, anglais CEDAW), sans que nous ne soyons pas attristés par sa totale négligence ou son abandon de facto par le gouvernement tunisien actuel, penché dangereusement vers une mise en fonction par étapes de la chari’a islamique.

Par rapport à ces positions, qui font défi de la Charte des Nations Unies et de la naturelle dimension des Droits de l’Homme dans un édifice démocratique sain, je crois opportun de Vous demander humblement de réveiller l’intérêt du Parlement Européen à solliciter de la manière la plus véhémente, si nécessaire, le respect de la part du gouvernement tunisien actuel des toutes les conventions internationales ratifiées par la Tunisie, comme conditio-sine-qua-non de la transaction d’aide financière, et de ne vouloir pas risquer à les contredire ou à en trahir l’esprit par des idéologies contraires, dans la phase onéreuse de consolidation de l’aide économique qui est sujet de négociation. Il faudrait encore rappeler à la Tunisie, que la parité de la femme, ou la « complémentarité » de la femme avec l’homme, selon la formule que le gouvernement tunisien pro-islamiste préfère, comporte nécessairement que la liberté matrimoniale est primaire dans la sphère des libertés personnelles, sans aucune discrimination basée sur la religion, la nationalité ou la race, du moment que :

1. cela est « complémentaire » à ce que l’homme tunisien réjouit actuellement comme ses droits,

2. cela est explicitement exigé par la Déclaration Universelle des Nations Unies, article 16 [voir la vidéo], intégrée dans l’article 5 de la Constitution tunisienne

3. nul interdit légal n’est formellement présent dans le Code du Statut personnel qui ne puisse pas être mis en ligne avec les engagements prioritaires des Conventions internationales déjà ratifiées (CEDAW, Copenhague, New York).

Il est souhaitable en outre pour les accords de principe en matière des Droits de l’Homme entre l’Union Européenne et le gouvernement tunisien actuel, qui se propose un islam modéré et éclairé comme fondation démocratique, que l’actuel gouvernement tunisien puisse solliciter avec la plus haute rigueur intellectuelle une réforme interprétative des textes sacrés islamiques, du moment que plusieurs éminents théologiens musulmans retiennent que nul part est affirmé textuellement qu’une discrimination pour la liberté matrimoniale de la femme doit être maintenue envers la plus vaste société humaine, dans la commune croyance monothéiste. Seul cela peut constituer la porte d’accès à une démocratie moderne et universellement compatible, ainsi que la tour défensive contre tout appel à la haine fondé sur une idéologie religieuse, pour le gain fondamental de la tolérance sociale et de la paix entre les nations et les civilisations.

N. G. M.

* Le nom du diplomate, un poste clef dans la diplomatie européenne, ne sera pas indiqué ici pour raisons de discrétions: Mail personnel daté 17 août 2012.


Réaction diplomatiques dans le champ des Droits de l'Homme

renforcer les acquis de la Tunisie dans le domaine de l'égalité et de la non-discrimination à l'égard des femmes aussi bien dans la loi que dans la pratique

Navi Pillay, Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'Homme, à  l'ouverture de la 21ème session du Conseil des Droits de l'Homme à Genève, lundi 10 septembre 2012- 

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